unnamed-2Les rencontres amoureuses, aussi éphémères soient-elles, ont pour moi un cadre idéal préétabli : sous MD dans une rave, ou dans un festival type MoogFest. L’amour, même si je n’y crois pas vraiment, est censé nous délivrer de la tyrannie de la raison. Pas étonnant alors que la perspective d’une romance provoquée par des algorithmes me donne la gerbe. Pourtant, il me suffit d’un échec amoureux retentissant et des «Tu devrais t’envoyer en l’air un coup», «Pourquoi t’as pas Tinder ? Tout le monde est dessus !», «Essaye avant de juger» incessants de mes potes pour que je fasse le grand saut. J’ai 23 ans, et malgré toutes mes résistances, l’expérience Tinder est devenue incontournable.

On est au mois de février, encore en plein dans ce qu’on appelle la «cuffing season». C’est cette fameuse période hivernale où trouver un charmant jeune homme pour regarder des séries et se blottir sous la couette devient presque un impératif. Je me dis que j’ai encore mes chances pour trouver un type avec qui traverser ce froid glacial à la Game Of Thrones. Alors je swipe encore et encore, à gauche quand le mec ne me dit rien qui vaille, à droite quand je me vois bien jouer à l’élève et au professeur avec lui. Ou au docteur et à l’infirmière. Bref, faire du sexe. Jusque-là, dans ce jeu de pouces, tout est léger. Mais c’est juste le calme avant la tempête de racisme et de misogynie que je vais me prendre dans la gueule. Certainement le moment de ma vie où j’ai le plus compris la nécessité d’un féminisme noir.

Je commence à dialoguer avec un type, 29 ans, beau gosse, cheveux clairs, qui me demande quelles sont mes passions et mes hobbies. Je réponds sobrement que «J’aime la musique et l’ethnomusicologie, lire, aller à des concerts etc.». Soit, les trucs que j’aime réellement faire et qui occupent la plupart de mon temps libre. Il me répond sans broncher : «C’est cool ça, une femme noire qui réfléchit.» Je suis complètement interloquée. Difficile de ne pas mal prendre ce genre de remarques, qui n’est en rien équivoque. Impossible de ne pas voir dans ce type d’allusions à la pensée raciste des temps coloniaux et ces écrits d’antan, où les Noirs sont décrits comme de «grands enfants ne cherchant qu'à jouir de l'heure présente, sans nul souci de l'avenir» (1), et où la femme est vue comme un être dénué de raison, uniquement en proie à ses passions et ses humeurs, capable des revirements les plus irrationnels. Alors vous imaginez une femme noire capable de réflexion, d’introspection ou pire capable de créer, légiférer, diriger ? Impensable ! En un instant, je suis ramenée à ces pires clichés, liés à ma négritude et à mon genre. Et je ne suis pas en plein meeting FN dans la Creuse, je suis bien sur Tinder en train de discuter avec des «jeunes créatifs» parisiens.

Après plusieurs échanges de messages et une conversation téléphonique sympathique, je décide de rencontrer un autre prétendant, même profil que le premier mais version 35 ans. On se retrouve près du métro Corvisart, au cœur d’un quartier plutôt résidentiel et calme. En chemin, il ne cesse de fixer mes cheveux coiffés afro et puis lâche : «T’as déjà pensé à avoir les cheveux longs ?». Je rétorque que je suis assez versatile et que j’ai souvent les cheveux longs en tresses mais qu’en ce moment j’aime plutôt arborer l’afro. Je comprends très vite que ma coiffure le dérange mais finalement la gêne se dissipe. Jusqu’à ce qu’on arrive sur le lieu de rendez-vous qu’il a choisi. Un salon de thé avec un atelier de tricot : l’ENFER. Le mec n’a apparemment rien saisi de ma personnalité et des me goûts lors de nos discussions, mais je veux tout de même lui laisser sa chance.

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«Je m’intéresse pas mal aux sites de rencontres et selon les statistiques les femmes noires sont les moins sollicités sur ce type de sites», m’affirme-t-il quand nous nous installons. Pourquoi cette remarque ? Je suis toujours partante pour avoir des conversations politiques, mais là j’ai le sentiment d’être directement renvoyée à ma condition de femme noire. Qu’est ce qu’il croit ? Qu’il me fait une faveur ? Que je suis sentimentalement désespérée ? C’est loin d’être le cas. Je ne réponds pas avec éclat, mais avec une attitude plutôt passive-agressive. La nuit tombe et finalement je prétexte un truc pour me sortir de là. Je lui claque une bise et m’engouffre à toute vitesse dans le métro. 

Ma troisième expérience sera de loin la plus choquante et la plus oppressive. Pourtant l’échange débute sous de bons auspices. C’est un photographe de skate, jeune trentenaire, cheveux châtains, visage angélique qui habite le 18ème et qui, de prime abord, a l’air ouvert d’esprit. Il me demande s’il peut m’ajouter sur Facebook et continuer la conversation sur la discussion instantanée plutôt que sur Tinder. Mais finalement, le jeune homme refuse qu’on parle skate et dirige notre causerie sur le sexe. Il est toujours étrange de vouloir parler de sexe plutôt qu’en faire, dans ce genre de contexte, mais soit. Je rentre dans son jeu. En plein milieu de la conversation, il aborde le sujet de la sodomie. Je lui explique c’est quelque chose que je peux pratiquer uniquement avec quelqu’un en qui j’ai entièrement confiance, et que c’est beaucoup moins agréable avec un préservatif. Il me répond : «Hm sodomiser une noire sans capote ça doit être quand même bien flippant». Suivi par «Tu dois avoir un maxi boul comme dans les clips de R&B». Quand je commence à lui dire que ses remarques sont très problématiques, j’ai droit à : «Tu ne sais pas prendre une blague», «Tu vas me balancer le discours anti-raciste ?» puis «Je pense que t’es complexée, si t’étais ch’ti je t’aurais fait le même genre de blagues». Une rafale incontrôlée de remarques racistes et sexistes m’arrive alors dans la gueule. Je suis complètement sonnée.

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Ce n’est que plus tard, grâce à la lecture de l’essai Mammy, Jezebel, Sapphire and their Homegirls : developing an oppositional gaze towards the images of black woman du professeur Carolyn West que je peux mettre des mots sur mon expérience. «Mammy», «Jezebel» et «Sapphire» sont trois clichés, nés dans le contexte de l’esclavage, qui sont encore aujourd’hui projetés sur les femmes noires. Quand ce mec de Tinder implique que j’ai une MST, il se réfère au cliché de la Jezebel selon lequel les femmes noires ont des mœurs légères. Un stéréotype qui date de l’époque des grandes expéditions en Afrique, lorsque les explorateurs blancs ont pris à tort la nudité et la morphologie des femmes africaines pour une invitation à la luxure. Ils les considéraient alors comme des femmes insatiables, sales et immorales. Cette vision de femme sexuelle et sauvage à la croupe charnue m’irait totalement, s’il s’agissait pour la femme noire de réclamer son érotisme. Mais le problème est que cette idée a servi à légitimer les sévices sexuels que l’on faisait subir aux femmes noires pendant l’esclavage, et qu’elle continue à être utilisée dans des discours racistes.

Le skateur avait fini par retourner la situation en me faisant passer pour une femme trop «agressive et victimaire» ou «incapable de rire d’une blague». Ici, c’est l’image de «Sapphire» qui ressort. Celle de la femme noire matriarche, qui tortille du cou et claque des doigts et parle fort. La femme noire en colère.
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Heureusement, il ne m’a pas dit un truc du genre : «Non mais les femmes vous, vous êtes solides et fortes mentalement ! Regarde je suis allée en séjour au Bénin et j’ai visité une coopérative agricole, les femmes là-bas sont des battantes et en plus elles gardent le sourire». Sinon ça aurait été le triplé gagnant du racisme ordinaire. En effet, ce type de phrases a priori sympathiques renvoie à une image de la femme noire, dévouée mais légère malgré les épreuves. Un stéréotype incarné par Mammy, une figure que l’on retrouve dans Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell ou encore sur les boîtes de préparation de pancakes «Aunt Jemima». Cette «mama» bienveillante et loyale qui trace son sillon et résiste comme un roseau à toutes les tempêtes, celle qui sert aveuglément les autres au détriment de son bien-être.

Ces trois images d’Epinal inversées ont pour fonction première de légitimer les perpétrations commises contre les femmes noires. Qu’elles soient aguicheuses avec leur twerk, bruyantes et en colère ou prêtes à se sacrifier en faveur de la communauté, le constat reste le même. Ces préjugés permettent de nier leur autonomie sexuelle, leur opinion, leur souffrance et leur liberté.

Bien sûr les femmes blanches subissent aussi des préjugés du fait de leur genre, et les minorités sont parfois l’objet d’un fétichisme et nourrissent les fantasmes des uns et des autres. Non, je n’étais pas naïve quant à ce qui m’attendait. J’anticipais un certain paternalisme ou l’idée d’être «exotisée». Mais pas déshumanisée de façon aussi brutale, encore moins dans un rapport de séduction. Mon expérience sur Tinder a mis en exergue la complexité de mon vécu, au croisement entre mon identité de femme et celle de Noire. Impossible pour moi de prendre parti plus pour une lutte que pour une autre. Il faut garder en tête que ces hommes sont des adultes censés se montrer sous le meilleur jour pour avoir une chance de conclure et pourtant Tinder donne lieu à un déchaînement de haine et d’ignorance. Loin de moi l’idée de réclamer aux hommes une compréhension parfaite des intrications de la femme noire, non, je ne demande pas à un mec d’avoir lu Audre Lorde ou Joan Morgan pour m’approcher. Ce que j’exige, c’est du respect et de la décence. Dans la vraie vie, comme sur Tinder.

1. Le Journal de la Vienne du 10 juillet 1899.

Illustration : Marion Dupas.